On a vidé la mer est un extra ordinaire témoignage, à mi-chemin entre journalisme et poésie. Pourquoi la mer est-elle vide de poissons ? Qui subit ce manque et qui en est à l’origine ? L’enquête de Yachar Kemal auprès de ses amis pêcheurs, datant de 1972, résonne aujourd’hui comme un manifeste écologique, ses mots comme une poésie au long cours.
Au pays de : « Avant les pêcheurs il y a la mer, et avant la mer il y a la côte. C’est de là que part Kemal le terrien, parce qu’il part des hommes et que c’est à l’homme qu’il veut arriver. On a vidé la mer raconte l’histoire de petits pêcheurs que la grande machine de la croissance urbaine et économique est en train d’engloutir, quelque part au bord de la mer de Marmara […].»
La conversation
J’aurais aimé fermer les yeux pour lire les mots de Yachar Kemal.
C’est comme écouter la radio. Entendre des sons, des voix, des convictions et des questions, des personnes qui se coupent la parole d’être trop en accord. C’est comme lire une retranscription. En apparence, aucun retravail, que des mots, bruts, réels. Écrits parce qu’entendus.
On a vidé la mer c’est l’oralité, celle qui rend hommage à l’affabilité des Turcs comme à la pudeur des opinions de ceux qui travaillent dur. C’est une poésie naïve, qui ne sait pas qu’elle est belle, qui fait flotter ses mots en mer, sans attache.
Dans On a vidé la mer, le lecteur entend Yachar Kemal et pourrait presque l’appeler Yachar, mon frère, Yachar abi, comme le font sans doute les interviewés. Aux questions de l’auteur succèdent les réponses des pêcheurs, leurs opinions et leurs anecdotes sur ce lien indéfectible avec la nature, ce qui fait leur vie : la mer, les mouettes, les poissons.
Si vous n’aimez pas l’odeur du poisson et que sa vision vous provoque des hauts-le-cœur, peut-être que cette histoire ne sera pas la vôtre, quoique. La mer, clé de voûte de ce témoignage, serait peu sans les mots qui la portent.
L’ode
Ce livre est un témoignage révoltant et une ode à la faune maritime comme à ceux dont on n’entend que trop peu la voix.
S’il traduit un véritable cri de désespoir, On a vidé la mer se lit pourtant comme un cri d’amour. Comme de la poésie, le texte de Yachar Kemal se savoure. Mais parce que cette poésie-là est engagée, révoltée, impliquée, parce qu’elle est brute et « non traitée », On a vidé la mer demande des pauses et se lit sans avidité. Moi qui pensais le lire vite, j’ai pris mon temps. J’ai arrêté, puis repris, j’ai relu les pages d’avant pour être sûre de l’endroit où j’avais laissé Yachar Kemal.
Quand je lis ce livre, je lis des vagues, je suis en mer. C’est parfois calme, je lis longtemps. Puis le ciel se couvre. Il fait fuir les poissons et m’oblige à lever les yeux pour sortir, en quelque sorte, la tête de l’eau et retrouver la terre ferme.
La phrase : « […] mais paraît que ça serait la tradition, paraît que tant que c’est la tradition, l’humanité peut se permettre toutes les infamies de la terre. »
Le tip : La postface du traducteur sur l’auteur est absolument magnifique, ne vous arrêtez pas avant !
L’itinéraire : Yachar Kemal, On a vidé la mer, Éditions Galaade, 2016 (pour la traduction française), 1974 (version originale). 168 pages.