Au pays de : « À vingt ans, Kathleen quitte sa terre natale sans se retourner. Croyant se libérer d’une Irlande qui peut briser les femmes et les enterrer vives sous le poids des traditions, elle rejoint Londres pour mener sa vie d’adulte du côté du vainqueur. Jusqu’au jour où, devenue journaliste, elle rentre au pays enquêter sur un scandale qui ne cesse de la fasciner : la liaison entre une aristocrate anglaise et son palefrenier irlandais au temps de la famine. »
Livre de femmes et livre d’Histoire, livre d’adulte et de jeunesse, c’est probablement et paradoxalement parce que Chimères, de Nuala O’Faolain est si complet et entier qu’il m’a souvent manqué « quelque chose » pendant ma lecture. Je viens à peine de fermer la 542e et dernière page de ce roman. À la semi-déception d’un style s’accompagne l’assurance que Chimères est un livre qui compte tant il soulève des questionnements de générations, de citoyens et de genres.
L’impatience
Au début, Kathleen se tient là. Assise à son bureau, devant ses notes, et devant moi. Elle se raconte : Kathleen il y a trente ans, Kathleen maintenant. Elle se dit, parle, pense. Et malgré tout, je n’arrive pas à l’appréhender, ni elle ni l’histoire en soi. Les émotions furtives que l’auteure, le traducteur et la narratrice réussissent à créer en moi ne me suffisent pas. Frustrantes, elles me mènent en bateau et me laissent esseulée face à des pensées, suspicions et suppositions inachevées. Tout n’est pas dit, je peine à comprendre ce qui se joue entre les lignes. Que souhaite t-elle écrire ? Quelle est l’histoire ? Où est le propos ?
L’écriture est brouillonne et bouillonne. Je ne m’y retrouve pas dans les promesses non tenues de la narratrice, qui dit sans dire et me laisse plus de questions que d’informations. Inexorablement, je m’interroge alors sur la traduction de Chimères en elle-même. Suis-je encore victime d’une édition ancienne, et d’une traduction désormais inadaptée, à l’image de certaines traductions des romans de Chester Himes ? Pourquoi les mots butent et les phrases cognent ? Ces répétitions, ces imprécisions sont-elles volontaires ? Figures de style et parti-pris ou maladresses et non-maitrise ?
L’agacement
De ceux et celles trop curieux.ses pour s’arrêter en cours de lecture, je persévère à raison.
Passées les 150 premières pages, mon intérêt trouve ancrage. Nuala O’Faolain titille autant mon impatience que ma soif de savoir. Elle imbrique roman historique et roman de vie, et abrite dans son roman d’autres histoires, d’autres livres. Kathleen se tient là. En Irlande. À quelques kilomètres des champs qui l’ont vu grandir. À quelques pas de son passé, à quelques pensées de ses démons.
Sa quête historique est une quête personnelle et confrontée à sa propre histoire, c’est une jeune fille perdue et bancale de cinquante ans qui transparait. Le lecteur se retrouve au cœur de sa vie, comme on ne peut pas être plus au cœur de l’âme de quelqu’un, au point qu’elle titille et agace. Elle m’emporte et je m’emporte, pleine d’incompréhension face à une femme inachevée, s’abusant souvent elle-même.
L’apaisement
Parce que Kathleen se tient là. Dans des maisons vides et remplies de fantômes, elle continue de chercher le sens de sa vie dans un fait divers vieux de plus de cent ans. Elle insiste, persuadée, et réécrit l’histoire comme elle réécrit la sienne.
Et c’est dans les non-réponses et devant des pages blanches que Kathleen se tient là, apaisée d’avoir trouvé dans le silence les réponses à ses questions. Tout se dénoue et résonne. Kathleen comprend et Nuala explique.
Si la précision de certains mots me pose toujours questions, je suis convaincue que la maitrise de la narration est telle que mes frustrations ressenties étaient volontairement créées par l’auteure, comme autant de questionnements utiles pour enfin arriver à la fin du voyage au dénouement évident dont il a toujours été question.
L’avenir naît au passé. Le passé n’est qu’avenir.
La phrase : « Ma disponibilité, pour ne pas dire ma vulgarité, c’était la faute de papa qui ne m’avait pas aimée, ou de maman, parce qu’elle avait des rapports sexuels avec papa alors même qu’ils ne se parlaient jamais, ou des deux, parce qu’ils ne m’avaient pas montré d’autres formes de complicité entre un homme et une femme que la complicité sexuelle. C’était la faute de l’Irlande catholique qui m’avait lâchée dans le monde sans une once de sens moral véritable, sincère. Et c’était la faute de l’Angleterre qui m’avait fait sentir inférieure et indésirable sauf quand quelqu’un voulait me baiser. C’était la faute des années soixante, qui avaient inventé la pilule et la minijupe ; enfin c’était la faute de l’histoire qui avait inventé un monde où chacun devait se plier à l’idéal bourgeois de la fidélité ou être puni. »
Le tip : Amateur.e.s de livres longs et fouillés, ce livre est pour vous !
L’itinéraire : Nuala O’Faolain, Chimères, Éd. 10-18 (Sabine Wespieser Éditeur, 2003). 544 pages.